À la recherche de l'élégance

Hugo JACOMET
29/3/2022
À la recherche de l'élégance

Nous avons la joie de publier aujourd'hui un essai de Léon Luchart, élève à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, sur le dandysme.

À LA RECHERCHE DE L’ELEGANCE

En sortant de la Sorbonne, le désir me vient d’errer dans les rues de Paris. J’ai besoin d’air, de mouvement, je veux réfléchir. Le cours de littérature française auquel je viens d’assister et mes propres travaux de recherche s’entrechoquent dans ma tête. D’ailleurs, la rue aussi est agitée. Les gens se pressent, se bousculent, ne s’excusent pas. Ce monde me dépasse. Il y a à peine quelques années, en jeune provincial monté à Paris pour mes études, je voyais la capitale comme un lieu écrasant de prestige. Chaque passant dont je croisais le chemin – et ils semblaient si nombreux ! – offrait à ma vue une quantité saisissante de détails impressionnants. C’était l’époque où je ne savais pas reconnaître une veste mal coupée, où les hommes en chemise noire me faisaient croire qu’ils savaient s’habiller, où je ne savais rien, pour être franc, de l’élégance. La littérature, et Balzac plus précisément, furent parmi les moyens qui s’imposèrent à moi pour pallier cette lacune fondamentale – avec bien sûr les blogs et les ouvrages contemporains connus de tous les lecteurs de Parisian Gentleman. J’eus un modèle, enfin : ce fut le dandysme.

En pressant le pas pour dépasser un groupe d’adolescents qui jurent haut, j’essaie de comprendre pourquoi le dandysme s’est imposé à moi, de surcroît à un âge où tout me poussait sûrement vers d’autres manières d’être. Je crois que le principe qui m’a animé était avant tout une volonté de raffinement. Accablé par la brutalité du monde, par la laideur sociale, par le rejet enfin de toute quête esthétique sincère, j’ai sûrement été séduit par un art de vivre qui faisait du futile une chose essentielle. Le dandysme se construit sur deux grands motifs : l’élégance et l’impertinence. La chose peut paraître paradoxale ; je crois surtout que ce caractère contre-intuitif fait sa beauté. Cette quête est formidablement exigeante, elle vous force à toujours chercher une manière plus raffinée d’exister. Avec le dandysme, vous vous métamorphosez en une créature singulière, dont l’apparence travaillée trahit un goût et un respect infinis pour le Beau. Avec Balzac, je découvris que le dandysme n’avait rien de superficiel ; bien sûr, il pouvait l’être parfois, chez certains. Mais le vrai dandysme ne s’arrête pas au narcissisme. C’est une invitation à l’art, une ode à la poésie. Un défi lancé à la société, derrière le masque de l’orgueil.

Je passe devant un banc qui me rappelle une discussion. « Comment peux-tu considérer que tu vas sublimer ton quotidien et celui des autres si tu rends banal le fait de bien s’habiller et de se comporter en esthète ? ». Toute l’erreur de notre société transparaît dans cette question de mon amie ; dire que l’élégance doit se restreindre à certains moments seulement, sans quoi elle pourrait se dénaturer, est un mensonge. C’est un prétexte, qui poussera finalement à passer du élégant parfois seulement au élégant jamais du tout. Quoi de plus pernicieux ?

Une pensée émerge et me fait esquisser un sourire perplexe : plus personne ne cherche les dandys de La Comédie humaine dans la rue. Je le remarque parce que je comprends soudain que je passe des heures à cela, et que dans mon entourage, je dois être le seul à le faire. Ma rationalité me rattrape et me fait remarquer que le temps a fait son œuvre. Quoi de plus normal que le changement et l’oubli ? Le XIXème siècle est mort, et ses cendres sont depuis longtemps dispersées. Je ne peux attendre de mes contemporains, de personnes qui n’ont peut-être pas toutes plaisir à lire Balzac, qu’ils s’intéressent à un sujet si dérisoire. Mais tout de même, il y a là quelque chose de frustrant. C’est qu’à l’époque où Balzac écrivait encore, son œuvre ne se contentait pas de décrire les mœurs de la société ; elle allait jusqu’à influencer en retour ses lecteurs. Combien de jeunes gens ont rejoint la caste des élégants en découvrant les personnages dandys inventés par l’auteur ? Pourquoi le dandysme est-il devenu aujourd’hui, soit un sujet d’érudition, soit un terme piétiné par des journalistes incompétents ? Décidément quelque chose m’échappe.

Faut-il aller jusqu’à relier l’oubli de Balzac et l’incompréhension contemporaine de la vraie élégance ? Le défilé des visages aux yeux rivés sur les écrans de téléphone m’arrache un nouveau sourire. L’auteur avait raison d’accorder tant d’importance aux réclames publicitaires de son temps, à ces affiches qui envahissaient l’espace public et accaparaient votre attention. J’en reviens aux dandys. Ces extravagants se sont perdus dans la masse. Le XXème siècle a fait éclater cette notion. Le dandysme a cessé d’exister comme ascèse. Ce ne sont plus que des traits de caractère, des éléments épars qui viennent çà et là rehausser votre personnalité ; mais enfin, plus aucun jeune élégant n’aurait l’idée d’aller se poster tous les jours devant un restaurant fréquenté par d’autres dandys qu’il connaîtrait, pour observer les passants, fumer un cigare, avant de retourner chez lui pour se préparer pour sa sortie à l’opéra. Et puis, qui a le temps de faire trois toilettes par jour ? Je quitte mon banc en me faisant un reproche à moi-même ; franchement, résumer le dandysme à la question de la toilette, cela ressemble à un coup bas.

Bon, et le reste ? Le dandysme n’est-il pas un formidable art de la passion, quoique paradoxal ? Je repense à La Fille aux yeux d’or, cette nouvelle qui dresse le portrait d’un dandy torturé car soumis à ce qu’il avait réussi à repousser, l’amour. Quelle tension. Quel élan sublime. Le souvenir de ma première lecture de l’œuvre m’émeut. Je me rappelle la complexité du personnage, sa richesse de caractère derrière le masque d’impassibilité et de froideur. Henri de Marsay, dandy, rusé, adroit, raffiné, intelligent. Et ces journalistes qui vous disent que des bottes en cuir font de tel artiste un dandy.

Est-ce moi qui accorde trop d’importance au passé ? Je ne peux pas vraiment affirmer le contraire. Je sais désormais que le cœur de l’élégance est l’intemporel. Je crois que c’est cela qui nourrit mon intuition au sujet de Balzac. Je crois également que tout le monde se méprend sur le dandysme parce que la notion a été arrachée de son contexte d’émergence. L’élégance n’a jamais été une affaire de costume. Elle commence même par quelque chose d’injuste, c’est-à-dire une aristocratie de l’esprit. N’est pas dandy qui veut. Les manières se travaillent, le flegme s’acquiert, certes. Mais l’élégance suprême, la nonchalance teintée d’insolence froide, relèvent-elles d’un privilège de naissance. Et peut-être que c’est là la dure vérité, frustrante, du dandysme. Il n’y aura peut-être eu que Brummell de vraiment dandy, tant ce don fut rarement distribué.

Oui, c’est certain, me dis-je. Il n’y aura eu qu’un seul dandy authentique. Mais tous ceux qui ont suivi son exemple, dans les romans de Balzac ou dans la réalité, ont tenté une chose dont nous devons à tout prix continuer à nous inspirer. Lorsque je recommence plusieurs fois mon nœud de cravate pour atteindre la forme que je trouverai parfaite, asymétrique, élancée, fine, je ne me hisse sûrement pas à la hauteur du rival de George IV. Mais je porte avec moi tous ces gens dont l’histoire et la littérature ont gardé la trace, ces héros modernes qui se sont dressés contre la montée de la vulgarité.

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