Cifonelli : la grande mesure contemporaine

Hugo JACOMET
12/8/2012
Cifonelli : la grande mesure contemporaine

Gentlemen,

La maison Cifonelli, icône de la Grande Mesure mondiale et institution unanimement reconnue de l’élégance masculine classique, est depuis des décennies la maison de tous les superlatifs.

Car contrairement à certaines maisons ayant quelque peu perdu (si ce n’est vendu…) leur âme sous les coups de boutoir de la culture de masse et des sirènes financières des nouveaux eldorados de la mode masculine, la maison de la rue Marbeuf, de son côté, continue inlassablement et discrètement, à se réinventer tout en préservant de manière quasi obsessionnelle, sa légendaire excellence de fabrication et son souci quasi surnaturel du détail.

Ainsi, à l’abri des regards et dans une ambiance feutrée et appliquée, ce sont toujours plus de 40 personnes qui aujourd’hui travaillent exclusivement à la main, sur le site de la rue Marbeuf, à la fabrication de quelques 900 costumes par an, tous réalisés dans les règles de l’art tailleur traditionnel.

Pourtant même si à première vue, et de manière heureuse, rien ne change du côté de la rue Marbeuf, une question cruciale taraude (doux euphémisme) l’infatigable et passionné Lorenzo Cifonelli depuis quelques temps : comment accompagner la mutation profonde de la clientèle de la Grande Mesure masculine et son incontestable rajeunissement ? Ou, pour être encore plus précis, comment faciliter l’accès à la Grande Mesure à une nouvelle clientèle qui n’en maîtrise pas encore les codes et qui, bien souvent, se retrouve démunie face aux possibilités infinies offertes par le Bespoke, face à un choix de 8000 tissus et face à un maître tailleur qui, même jeune et très accessible, ne peut pas toujours deviner précisément  ce qu’un client a en tête et le traduire en un patronage unique, véritable reflet de la personnalité de celui-ci.

Ce dernier point constitue d’ailleurs une problématique (par ailleurs assez largement paradoxale, nous verrons pourquoi juste après) à laquelle bon nombre de grandes maisons de Bespoke Tailoring se trouvent aujourd’hui confrontées et qui concerne l’éducation vestimentaire de la clientèle ainsi que la qualité du dialogue client-maître tailleur qui reste, plus que jamais, une question cruciale.

En effet, ayant très souvent débattu de ce point avec bon nombre de grandes maisons en France, mais aussi en Angleterre et en Italie, je suis en mesure aujourd’hui d’affirmer que les maisons qui profiteront le plus sensiblement du regain d’intérêt évident des hommes pour la culture tailleur traditionnelle, seront celles qui auront la capacité à réussir une fusion harmonieuse entre l’esprit même de la Grande Mesure (chaque costume est une pièce unique coupée selon un patronage unique) et le besoin de conseil de plus en plus prégnant d’une nouvelle clientèle à la recherche d’inspiration et de guidage dans le labyrinthe merveilleux mais complexe de l’élégance et du style personnels.

Les réponses apportées à ce besoin par les grandes maisons sont aujourd’hui cependant très disparates :

- Certaines maisons particulièrement conservatrices se contentent donc encore de présenter dans leurs salons, au nom de l’esprit tailleur traditionnel, quelques rares pièces emblématiques du « style maison », sans pour autant faire l’effort de faciliter « l’expérience Bespoke » à une nouvelle clientèle qui, même si elle en a les moyens et le désir, n’ose tout simplement pas faire le pas et se retourne souvent finalement vers le prêt-à-porter (très) haut de gamme – la plupart du temps transalpin - réalisé à la main pour des tarifs souvent comparables, voir supérieurs, à ceux de la Grande Mesure. Pourquoi ? Parce que chez ces excellents faiseurs les clients n’ont justement pas à se préoccuper de traduire en mots leurs souhaits et leurs rêves vestimentaires et peuvent se laisser aller à leurs coups de coeur face à des centaines de très beaux costumes qui leurs sont présentés. C’est la version vestimentaire de la désormais célèbre « customer experience » sur laquelle beaucoup de maisons devraient, à l’instar de Lorenzo Cifonelli, urgemment se pencher sous peine de ne pas profiter de la progression à deux chiffres du marché de l’élégance masculine et de rater cette formidable opportunité de se réinventer tout en ne reniant pas leur héritage.

- D’autres maisons, ayant compris ce mouvement de fond, font cependant l’effort de  mettre en avant dans leurs salons un nombre plus important de pièces représentatives du style maison. Cette posture est déjà nettement mieux adaptée aux besoins des nouveaux clients, mais elle nous plonge dans un autre paradoxe -et non des moindres – qui peut avoir un effet repoussoir auprès de cette nouvelle clientèle : celui de l’antinomie entre le concept même du Bespoke (costume unique pour client unique) et celui d’un « style Bespoke maison ». Alors bien sûr, je ne suis pas opposé au fait que certaines grandes maisons défendent des valeurs stylistiques à l’aune desquelles elles ont forgé leur réputation : L’épaule tombante chez les tailleurs napolitains comme Cesare Attolini, le « soft tailoring » chez Anderson & Sheppard, Knize ou Rubinacci, des vestes très ajustées et plus longues chez Huntsman, le cran Camps de Lucca ou la célèbre épaule Cifonelli. Mais là encore, il convient de trouver la bonne « mesure » (si j’ose dire) entre un style maison marqué et une liberté totale du client quant à son style personnel, car cela reste, n’en déplaise à certains tailleurs radicaux, la mission première de la véritable Grande Mesure.

- Et puis il y a la démarche adoptée depuis quelques années par la maison Cifonelli, sous l’impulsion des cousins Lorenzo et Massimo (tous deux jeunes quadragénaires). Une démarche rare, éminemment créative, demandant une vraie remise en question et proposant une habile fusion entre un héritage ancestral du plus haut niveau et une ouverture à un style contemporain propre à guider et à séduire une clientèle nouvelle moins statutaire et plus esthète.

Ainsi, depuis maintenant 3 ans, la maison Cifonelli s’est lancée dans une ambitieuse entreprise consistant à proposer à intervalles très réguliers, des protoypes-modèles de vestes sport en Grande Mesure afin de montrer aux clients que Grande Mesure et création contemporaine peuvent faire excellent ménage. Ou, pour le dire autrement, qu’une maison légendaire peut très bien s’ouvrir à des lignes modernes et à des coupes audacieuses, sans pour autant y perdre son âme.

Cette démarche, qui constitue un vrai tour de force que nous ne pouvons que saluer comme il se doit dans ces colonnes,  a d’ailleurs largement porté ses fruits en permettant à la maison de la rue Marbeuf de capter une nouvelle frange de clientèle importante. Car au delà de la qualité inouïe de ces pièces de haute couture, elle offre aux nouveaux entrants une source d’inspiration visuelle particulièrement salutaire tout en permettant au tailleur d’expliquer de manière concrète à ces derniers quelques fondamentaux de l’art tailleur : les revers, les crans, le montage, les différents types d’épaules, les boutonnières, les détails de finition… En bref, tout ce qu’un client a besoin de savoir pour faciliter son « expérience Bespoke » et lui permettre d’entrer plus facilement dans un dialogue heuristique et esthétique avec son tailleur.

Il faut dire que cette « gamme » (qui n’en est pas une, puisque ces vestes ne sont disponibles qu’en Grande Mesure et que chaque client peut les modifier à son goût de manière infinie) aujourd’hui forte d’une vingtaine de « modèles », est un exceptionnel condensé de savoir-faire que nous allons maintenant prendre le temps de détailler avec une sélection de douze prototypes.

La veste « Cortina » est un superbe exercice de style et de versatilité. Cette veste extrêmement technique et sophistiquée propose quatre boutons permettant de la porter de soit manière décontractée soit de manière plus formelle, un col cheminée en daim, des poches à double soufflets en daim également, un travail de dos à double soufflets et des manches évasées en tissu et daim à double boutonnage.

La veste « Dandy » est une veste  à simple  boutonnage, à revers fins proposant trois poches plaquées avec soufflet intérieur et deux détails originaux de très haut niveau : une découpe au niveau de la poitrine et un magnifique travail d’alignement parfait de la couture entre l’épaule et la manche.

La veste « Vintage » quant à elle est un modèle deux/trois boutons (avec un bouton niché dans le roulé du revers) proposant des revers en pointe, deux poches découpées sur du daim, des bordures poche-poitrine et bas de manche également en daim et de stupéfiantes boutonnières de manches découpées en « contre-sens ».

La veste « Military » est une veste sport trois boutons en velours épais, col sport, quatre poches plaquées à rabat. Le montage des manches est ici réalisé « façon chemise », sans aucun rembourrage avec un effet légèrement froncé. L’écusson brodé main (un magnifique travail artisanal) est bien entendu optionnel.

La veste Travel est une veste à quintuple boutonnage, extrêmement confortable qui, comme son nom l’indique, a été conçue pour les grands voyageurs ne voulant pas renoncer à l’élégance même en voyage, puisqu’elle propose pas moins de quatorze poches internes et externes ! Le dessous de col est en daim, les bas de manches en daim et tissu, les trois poches plaquées sont coupées en biais alors que l’intérieur est proposé avec un somptueux travail de semi-doublure. Un must pour les hommes voulant rester élégants même lorsqu’ils sont en mouvement.

La veste Preppy est une veste très typée et également particulièrement versatile. Elle est proposée en boutonnage unique avec un véritable festival de détails tailleur originaux : revers légèrement arrondis et gansés de tissu, montage de manches façon chemise, bas de manches sans boutons avec rabats, trois poches plaquées et intérieur semi-doublé avec le même tissu que la ganse. Du grand art pour une veste très contemporaine.

La veste Gatsby est une magnifique ( !) veste classique un bouton, revers en pointe, à la coupe d’une grande pureté, proposée ici dans un tissu laine et cachemire à chevrons de 300 grammes.

La veste Baikal est, quant à elle, une veste très originale, rarement vue en Grande Mesure, en laine dite « bouillie » de chez Drapers. Elle propose un col cheminée et des poches plaquées avec rabats en daim.

La veste Nara est d’inspiration japonaise. Il s’agit d’une veste en flanelle, coupée très courte (j’ai eu l’occasion d’essayer le prototype et l’effet est assez étonnant), proposant un cintrage très marqué et surtout un travail de revers très particulier : il s’agit de revers plutôt étroits se terminant en pointe (peak lapels) mais de manière très fine. Une sorte de « mi-chemin » entre un « peak lapel » mais avec les proportions d’un « notch lapel » (revers à cran). En ce qui concerne les finitions, cette veste très ajustée à un bouton propose trois poches sur la partie droite (deux à rabats et une sans rabat de couleur contrastée) et un magnifique travail de broderie sur le revers droit représentant le mot « amour » en japonais.

La veste Stirling est ce que les Britanniques appellent une « country jacket » : cette veste très technique à deux boutons  propose un col sport à cran généreux qui peut se porter fermé, un dessous de col en cuir, des coudières gansées de cuir, des poches en biais avec rabats également gansés de cuir. Quant au travail de dos mélangeant une martingale et un soufflet, il est d’une sophistication extrême. Fabuleuse pièce tailleur.

La veste Imperia est une smoking jacket en velours de grande classe : col châle gansé, boutonnage Brandebourg et revers gansé à la manche.

La veste Qilian est le tout dernier prototype sorti de l’atelier de la rue Marbeuf et mérite quelques explications tant il s’agit d’une pièce littéralement « venue d’ailleurs ».  Il s’agit d’une veste en laine de Yack, animal vivant sur les hauts plateaux tibétains, dont la toison possède des propriétés de chaleur et de souplesse uniques. Cette étoffe rare, produite par un atelier Tibétain de commerce durable – NORLHA – avec des techniques de prélèvement et de tissage ancestrales était jusqu’alors utilisée principalement pour réaliser des étoles, des écharpes et des plaids très haut de gamme.

Quelques confectionneurs, surtout pour femmes, proposaient également depuis quelques années des manteaux et des vestes réalisées avec cette matière étonnante de douceur, mais aussi de chaleur et de solidité. Comme vous le constatez sur ces prises de vue, la coupe de cette veste magnifique est tout à fait particulière puisqu’elle propose des revers très larges mais sans aucun cran, pas moins de 5 boutonnières actives permettant de porter la veste de différentes manières, un montage d’une seule pièce à l’intérieur et des détails de finition  à la hauteur de la réputation de la maison Cifonelli (notamment des poches plaquées avec rabats et soufflets, un travail de très haut niveau).

Alors évidemment, en dehors de cette magnifique « gamme » contemporaine, la maison Cifonelli produit aussi, et plus que jamais, de magnifiques costumes classiques (sans aucun doute parmi les plus beaux du monde) pour une clientèle d’esthètes et de connaisseurs.

La grande majorité de ces costumes embarquent d’ailleurs les  « codes » stylistiques maison qui font que les heureux possesseurs de costumes Cifonelli, à l’instar de Karl Lagerfeld qui a un jour déclaré qu’il reconnaissait une épaule Cifonelli à plus de cent mètres, se repèrent  entre eux au premier coup d’œil (cela m’est personnellement arrivé la semaine dernière à l’aéroport Heathrow de Londres) : un montage d’épaule légèrement tournant unique au monde, une petite poitrine et des lignes d’une netteté absolue.

Une maison qui fait incontestablement partie du (petit) Panthéon regroupant les plus grandes maisons de haute couture masculine, mais qui fait preuve en outre (ce qui n’est pas le cas de toutes les institutions de la Grande Mesure) d’un dynamisme et d’une capacité à se renouveler qui forcent le respect et l’admiration.

A une époque où l’art tailleur de tradition est confronté à un formidable paradoxe – regain d’intérêt des hommes pour l’élégance sur-mesure d’un côté mais baisse des vocations et difficulté à trouver de la main d’oeuvre ultra-qualifiée de l’autre– cette approche très contemporaine  est la garante de la durabilité de la maison Cifonelli dont beaucoup de maisons très célèbres devraient sans doute s’inspirer au lieu de se recroqueviller  sur une clientèle classique et fortunée qui n’est pas, loin s’en faut, éternelle.

Vive la Grande Mesure contemporaine !

Cheers, HUGO

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