The first book of fashion : un événement sartorial et éditorial

Dr John SLAMSON
21/5/2016
The first book of fashion : un événement sartorial et éditorial

Ce livre est absolument fascinant.

Non seulement parce qu’il évoque la mode au XVIe siècle mais également parce qu’il constitue un document historique incroyable qui nous est rendu accessible avec un soin éditorial remarquable. Ce livre constitue donc d'abord une prouesse d’édition en soi.

Matthäus Schwartz était un comptable de Augsburg (1497-1574) qui travaillait pour la famille Fugger, négociants et banquiers dont la renommée européenne les a fait surnommer «  les Médicis du Nord  ».

A 23 ans, Schwartz se mit à commander des aquarelles faisant son portrait pour illustrer les tenues qu’il portait (il travaillera avec 3 artistes différents). Dans l’introduction de son ouvrage, il remarque que ce sont les discussions avec les gens plus âgés à propos de leurs habitudes vestimentaires qui l’ont poussé à laisser une trace concrète des coutumes sartoriales. Rappelons-nous qu’à l’époque, l’image n’avait pas la présence que nous lui connaissons aujourd’hui et que le préservation visuelle du passé était nettement plus floue et moins systématique  — seuls les plus riches pouvaient s’offrir le luxe d’une représentation picturale qui donnait d’eux une vision publique, «  officielle  » et volontiers flatteuse.

Schwartz commença par le passé  : avec l’aide de son père et de sa mémoire il fit en sorte de recréer les tenues qu’il avait portées les 23 années précédentes ! Cet ouvrage consiste donc en un projet «  historique  »  — de l’histoire en train de se faire  — et comprend 137 aquarelles. Schwartz arrêta son chantier pictural à la fin de sa vie mais son fils Veit Konrad le poursuivit un temps.

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Cet ouvrage a été magnifiquement édité par les historiennes Ulinka Rublack et Maria Hayward. Les images sont commentées une par une et précédées d’une introduction permettant une contextualisation historique. On trouve également un glossaire de termes vestimentaires et un chapitre consacré à la re-création de l'une des tenues de l’ouvrage (avec les patrons et l’intégralité des mesures, projet réalisé par la costumière Jenny Tiramani).

On pourrait penser qu’il s’agit d’un pionnier du narcissisme façon selfie pré-Instagram mais la démarche n’est pas sans une certaine profondeur. Tout d’abord, le souci historique qui anime Schwartz est approfondi : dans son souci de vérité, il fit réaliser des peintures de lui-même nourrisson ou enfant. Il ne cachait pas non plus les réalités déplaisantes, allant jusqu’à se faire représenter nu (face et dos), sans embellissement et avec des commentaires sur sa prise de poids. De tels nus, sans le prétexte de sujets bibliques ou mythologiques, sont une véritable rareté. C’est donc un ouvrage sincère et Schwartz n’hésite pas à se montrer vieillissant ou convalescent après une attaque.

Par ailleurs, les aquarelles sont souvent associées à des circonstances particulières et prennent parfois un ton politique. La tenue jaune et rouge réalisée pour le retour de Charles Quint en Allemagne constituait de toute évidence un message politique. Avec ces couleurs enthousiastes, il s’agissait de montrer son allégeance au souverain catholique en butte aux frondes protestantes. Schwartz fut anobli en 1541, ce qui prouve, au passage, son habilité politico-sartoriale.

Enfin, cet ouvrage est un document fort précieux qui nous apprend comment des hommes d’un certain statut social envisageaient, à l'époque, le choix de leurs vêtements. Matthäus Schwartz était loin d’être un aristocrate car son père Ulrich Schwarz était un simple marchand de vin. Cependant, son grand-père avait été maire d’Augsbourg (avant d’être pendu pour corruption en 1478, sans doute du fait de machinations de puissants rivaux). La famille Schwartz illustre la montée en puissance de la classe bourgeoise et son ascension jusqu’aux sommets de la hiérarchie sociale. Schwarz se forma au métier de comptable en Italie et son fils fera de même plus tard, ce qui montre un niveau d’aisance sociale international. Mais il n’était pas seul à s’intéresser aux vêtements et aux apparences.

Comme le rappelle l’historienne Ulinka Rublack, Schwarz avait beau être un employé à temps plein, il avait choisi de dépenser énormément d'argent dans ses vêtements. D’autres sources nous montrent que cette fascination pour les vêtements était partagée par une large part de la population, en ville et à la campagne. Même si certains ne pouvaient se permettre qu’une seule manche colorée en jaune, ils participaient quand même aux tendances du moment et affirmaient ainsi leur droit à des choix stylistiques.

Nous devons changer notre appréciation de la période que l’on imagine souvent comme un monde terne en dehors des cours royales. Il y avait, au contraire, beaucoup de couleur. On peut aussi remettre en cause l’idée que la mode serait un phénomène qui n’aurait connue de démocratisation qu’au XXe siècle. A l’époque comme aujourd’hui, les gens utilisaient les vêtements pour exprimer des valeurs et des émotions. Les vêtements exprimaient déjà des fantasmes, des aspirations et des angoisses. Schwarz faisait face à la concurrence masculine, aux changements de son corps et de l’âge en procédant à ce minutieux relevé vestimentaire.

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Il aimait aussi tout simplement les possibilités qu’offraient de nouveaux accessoires, de nouvelles matières, des coupes inédites. Le sociologue Gilles Lipovetsky considère que la mode, depuis le Moyen-Age est un moteur de la modernité en Occident car elle a fait exploser les traditions, a permis de développer l’assurance et la dignité des individus ainsi que leur capacité à affirmer une opinion. "Les vêtements constituent assurément une force historique importante depuis bien plus longtemps qu’on ne l’admet en général. " (I)

Un tel ouvrage nous rappelle aussi que ce qu’on appelle «  mode  » n’avait pas vraiment le même sens qu’aujourd’hui  : à l’époque, les vêtements étaient réalisés individuellement et ce n’était pas de grands groupes au marketing puissant qui les vendaient en masse. D’une certaine manière, le bespoke était la norme, dans la mesure où les vêtements devaient plus ou moins être inventés à chaque commande. Celui qui commandait un vêtement avait des exigences particulières et, au-delà du luxe des matières, sa commande possédait une signification particulière.

Certaines tenues correspondaient ainsi à des situations sociales spécifiques (pour porter le deuil, pour se présenter à une dame) ce qui donne au mot «  formel  » tout son poids car il s’agissait alors véritablement de respecter des formes adéquates.

Bien sûr, Schwartz prenait grand soin de choisir les tissus, les motifs et les accessoires parce que sa position au sein d’une entreprise de marchands lui donnait accès à une large sélection, autrement inaccessible sur le plan pratique. Mais sa créativité personnelle et son implication dans la fabrication montrent qu’il possédait un véritable savoir sartorial et qu’il ne s’agissait pas seulement de quelqu’un qui achetait des vêtements coûteux par pur égocentrisme.

Parfois sobre et parfois extravagant, il était fier de ses créations, comme de son fameux pourpoint aux 4800 entailles (la mode était à de petites entailles verticales dans le tissu).

Nous avons eu la joie d’interviewer l’un des auteurs de cet ouvrage, l’historienne de la Renaissance Ulinka Rublack, professeur à la Cambridge University (St John's College). Née à Tuebingen, elle a étudié à Hambourg et présenté son doctorat à Cambridge. Elle a notamment écrit le livre Dressing Up: Cultural identity in Renaissance Europe.

Augsbourg est-elle une ville particulière sur le plan sartorial  ?

Oui  : au XVIe siècle, Augsburg était une ville importante pour le textile car il y avait beaucoup de tisserands. C’était aussi une ville connue pour son luxe et où une élite de gens très riches ainsi que leurs gens consommaient des tissus coûteux. Ils avaient une aura internationale. Les empereurs, accompagnés d’une suite imposante et cosmopolite, venaient fréquemment à Augsbourg, ce qui suspendait les lois somptuaires limitant les dépenses vestimentaires.

De quelle liberté sartoriale disposait-on au XVIe siècle  ?

C’était considérable. Augsbourg, par exemple, n’a pas promulgué de lois somptuaires durant la majeure partie du siècle. Les lois impériales restreignaient l’usage excessif de la soie ou du velours mais sans jamais émettre de limites sur le choix des couleurs (II).

En quoi Matthäus Schwartz s’habillait-il différemment des nobles  ?

Schwartz était prudent. Il faisait en sorte d'éviter les fourrures et les bijoux les plus chers et s'abstenait de porter des quantités trop importantes de velours ou de soie. Mais cela lui laissait tout de même beaucoup de choix pour être élégant et faire impression  — et il ne s’en privait pas  !

Était-il perçu comme un parvenu ? Ou, à l'inverse, ses choix vestimentaires lui avaient-il permis de se mêler à la haute société  ?

Son grand-père était déjà connu pour avoir été un homme élégant et il avait été élu maire d’Augsbourg. Il est difficile de savoir comment Matthäus Schwarz était perçu car il n’y a pas de preuves tangibles sur le sujet, mais je pense que ses supérieurs appréciaient la subtilité, la finesse et l’enthousiasme qu’il exprimait dans ses choix. Et puis, il n’était pas le seul à s’habiller de la sorte. Certains hommes de sa condition s’intéressaient aussi à la mode «  vintage  » des nobles italiens, par exemple. Ou bien, ils se procuraient des vêtements à Antwerp, qui était la plaque tournante des relations internationales de l'époque. La mode des petits sacs en forme de cœur qu’il portait venait de Bruges (on en a retrouvé dans des inventaires d’hommes et de femmes).

Par rapport à ce que portent les hommes aujourd’hui, la variété des couleurs est saisissante…

A son époque, on portait des couleurs très différentes et l’on faisait beaucoup d’expériences avec des pigments naturels. L’Allemagne du sud adorait le jaune. Schwarz possédait de somptueuses tenues en vert ou en violet. Son fils Veit était moins porté sur les couleurs spectaculaires mais les Allemands de l’époque n’avaient pas de limites alors que les portraits et les inventaires montrent que le noir est vite devenu dominant du côté de Bruges au XVIe siècle. Nous avons encore besoin de travailler sur les archives pour décrire et tenter de comprendre ces différentes tendances.

Schwarz était-il tenu à des contraintes par sa position sociale  ? C’était un homme puissant mais en même temps un simple employé…

Schwarz était un intermédiaire très important entre les Fugger et les Habsbourg, ce qui explique qu’il ait été anobli. En même temps, il avait épousé la fille d’un collègue  : il y avait donc effectivement une sorte d'asymétrie dans sa situation et il devait travailler pour vivre, et très dur.

Était-il normal qu’il soit aussi élégant ou bien était-il étrange qu’un comptable soit aussi précieux dans ses choix vestimentaires  ?

Ses goûts n’avaient rien d’extravagants mais il se distinguait par son intérêt pour le style et pour la recherche historique sur le vêtement. Il a eu, à cet égard, une démarche pionnière et a même fait lui-même des recherche sur le vêtement médiéval à Augsbourg. On devait le respecter pour le sérieux de ses connaissances en matière d’histoire du vêtement et des coutumes.

Quelle était l’intention de Schwartz en réalisant cet ouvrage  ? Que reste-t-il de son journal  ?

Schwarz a détruit son journal personnel, malheureusement, mais certaines allusions laissent penser qu’il ne devait pas être si long que cela. Il devait y évoquer ses relations avant son mariage. Quant à sa chronique de la mode, Schwarz était vraiment très enthousiaste au début de cette entreprise et il s’est mis à travailler avec un jeune artiste du même âge que lui. Avec l’âge, cet ouvrage est sans doute devenu trop lourd pour lui  — il n’avait peut-être pas prévu de se voir vieillir de la sorte  !

Vous faites allusion à d’autres ouvrages similaires à Utrecht et Cologne. Y en a-t-il eu dans le reste de l’Europe  ?

On n’en a pas trouvé. En tout cas pas avec des illustrations. Ce qu’a réuni Schwarz est vraiment très singulier  —et plus varié et développé que ce qu’a fait son fils. C’est vraiment un manuscrit enluminé complètement unique au monde. Grâce à cette édition, on peut désormais avoir accès à l’original en couleur. Le parchemin original est tellement fragile que même les chercheurs ne sont pas toujours autorisés à le consulter.

Sur quoi portent vos prochains travaux  ?

Je m’intéresse à l’utilisation des plumes dans l’habillement. Je devrais rendre visite aux fabricants de plumes l’an prochain à Paris.

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- "The First Book of Fashion", édité par Ulinka Rublack et Maria Hayward, Bloomsbury Books, 2015.- Voir le site Tumblr qui porte le titre du livre.

- John Slamson Tumblr.

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I - "Fashion: The accountant who created the first book of fashion", Denise Winterman, BBC News Magazine, juin 2013.

II -  Durant la Renaissance, des lois somptuaires ont été promulguées pour limiter la consommation de luxe en fonction du rang social des individus. Cela se poursuivit parfois jusqu’au XVIIe siècle. Outre le souci moralisateur consistant à préserver la hiérarchie sociale, il s’agissait également de mesures protectionnistes permettant de limiter les importations de produits de luxe (les vêtements et les bijoux étant considérés comme du capital improductif).

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