Black tie, white tie : une histoire au féminin

Agathe VIEILLARD-BARON
4/9/2023
Black tie, white tie : une histoire au féminin

Le costume de smoking - ou black tie -, et la queue-de-pie - ou white tie - sont deux des pièces de référence de la garde-robe sartoriale, pièces qui répondent cependant à un contexte social bien spécifique. Qu’on le porte passionné ou exigé, il est indéniable que le smoking, notamment, participe d’un imaginaire collectif alliant l’intime et le public, l’art tailleur et le festif. Je ne connaissais que peu ses variantes au féminin, et ai toujours considéré ce cas de figure comme étant l’apanage des maisons de haute-couture. Un ami avec lequel je discutais du cas de l’adaptation de pièces masculines au vestiaire féminin a eu ces mots - que j’ai trouvés exquis : “De toute manière, vous nous avez tout pris : le costume, le gilet, tout ! Et même le smoking !"

Rien de plus tentant : je me suis lancée dans quelques recherches, pour voir ce qu’il en était, avant de me rendre compte que le black tie comme le white tie, composaient, au féminin, une petite histoire des plus intéressantes. 

A la garçonne

L’histoire du smoking au féminin commence au cours des Années Folles. Le style “à la garçonne” est, à cette époque, particulièrement populaire, et le monde de la nuit l’investit comme nec plus ultra de l’élégance parisienne. Certaines figures féminines de premier plan font du smoking une audacieuse revendication, telles Marlene Dietrich. L’actrice, accompagnée de plusieurs consoeurs, fait ainsi du black tie une composante essentielle du vestiaire des habituées du sulfureux cabaret “Le Monocle”.

L’actrice apparaît en white tie dans le film Morocco, réalisé par Josef Von Sternberg (1930), dans lequel elle interprète Amy Jolly, une chanteuse de music-hall aussi libérée que fascinante.

Photographie d’Eugene Robert Richee
Morocco de Josef Von Sternberg (1930)

L'Age d'or d'Hollywood

Au cours des décennies suivantes, Hollywood n’est pas en reste, et fait du tuxedo ou smoking masculin un élément iconographique caractéristique de l’univers de la comédie musicale. C’est ainsi en queue-de-pie que l’actrice Eleanor Powell réalise, dans le film Broadway Melody of 1938, un impressionnant numéro de claquettes. Elle récidive dans le film Lady Be Good (1941), de Norman Z. McLeod, avec le numéro Fascinating Rythm : l’actrice y porte un costume de scène reprenant les codes du white tie que sont le pantalon à galon, les larges revers satinés ou encore la ceinture plissée.

Des actrices et chanteuses se retrouvent ainsi vêtues du même black tie, ou white tie, que leurs homologues masculins - avec, cependant, une veste plus ajustée - qu’il s’agisse de créer un effet d’écho ou, au contraire, de contraste. D’autres proposent même une approche glamour de cette pièce classique, comme le fait Judy Garland dans la comédie musicale A Star is born, réalisée par George Cuckor (1954), qui twiste la veste de smoking en la conjuguant avec une jupe audacieusement fendue. 

Pourquoi cette obsession des musicals ? Tout simplement parce que white tie et black tie y tiennent une place de choix, et que ce genre cinématographique est aussi celui où émergent, le plus tôt, ces figures féminines particulièrement marquantes.

Au-delà du choix esthétique, les décennies 1940 ou 50 deviennent le théâtre de batailles vestimentaires féminines et féministes, certes marginales, et cependant particulièrement marquantes. L’actrice Katharine Hepburn est de celles-ci, et lutte tout au long de sa vie pour faire accepter son style masculin d’une élégance absolue. “Chaque fois qu’un homme me dit qu’il préfère une femme en jupe, je lui dis d’essayer. D’essayer d’en porter une”, aurait-elle déclaré au créateur de mode Calvin Klein. A la journaliste Barbara Walters, qui lui demande en 1981 si elle possède au moins une robe chez elle, elle ne peut dissimuler un agacement délicieusement ironique. “Oui, Mrs Walters. J’en ai une, que je porterai à vos funérailles”. Un des plus beaux tuxedos d’Hepburn n’est autre que celui qu’elle porte dans le film Woman of the Year (1942), de George Stevens. Film au cours duquel elle arbore une veste à la coupe impeccable, et délaisse le noeud papillon.

Mais après la libéralisation de la mode au cours des Années Folles, et la vision idéale et fictionnelle de ces costumes au travers des films de l’Âge d’or américain, demeure une forme de conservatisme interdisant white tie et black tie dans le quotidien des femmes, même issues des strates sociales les plus marquées par l’élégance classique.

Histoire d'une émancipation

Je vous parle d’un temps… où les femmes ne portaient le costume qu’épisodiquement, et à leurs risques et périls. Dans les années 1950 et 1960, certains hôtels ou restaurants refusent ainsi d’accueillir des femmes en pantalon. L’enjeu n’est pas seulement de mode, ou de silhouette : le vêtement devient un objet de revendication, et les maisons de haute-couture jouent de ces enjeux, comme instruments de contre-culture, ou comme manifeste politique et social. 

Yves Saint-Laurent, lors du défilé Automne-Hiver 1966, lance les hostilités, et présente son design de smoking au féminin. Celui-ci présente “un pantalon droit, une chemise en organdi blanc à jabot [venu remplacer le col masculin classique, ndlr], un noeud lavallière, une ceinture de satin et une veste longue féminisée par une coupe ajustée”(1). La veste présente également quatre poches boutonnées, et c’est un ruban de soie qui remplace le nœud papillon classique. 

Le Smoking d’Yves Saint-Laurent au deYoung Museum de San Francisco, en 2011

Non contentes de reprendre le smoking, permettez que le nôtre gagne en standing : et c’est désormais comme Le Smoking, avec majuscules, que s’orthographie cette pièce exceptionnelle. Et Saint-Laurent de récidiver au cours de sa collection Printemps-Eté 1967, qui voit l’apparition de la robe-smoking courte, de plusieurs tailleurs-pantalon pour femmes, mais aussi de La Saharienne (ne pas oublier, je vous prie, les majuscules). Saint-Laurent est consacré par le célèbre magazine Women’s Wear Daily comme “lanceur de bombe le plus élégant du monde de la mode”(2), et son chef d'œuvre s’impose au cours des années suivantes, en passant, fait amusant, par le prêt-à-porter, pour ne s’imposer que plus tard comme modèle haute-couture. 

Le smoking féminin ? Sulfureux, scandaleux, mais décidément séduisant. Nan Kempner, que Saint-Laurent désignait par l’expression “la plus chic du monde”(3) est refoulée, quelques mois plus tard, à l’entrée du restaurant La Côte Basque, à New-York. Elle s’y présente en effet en smoking, à l’instar de ses homologues masculins. Ni une ni deux, elle ôte son pantalon, et noue sa veste en jupe, avant d’entrer dans le restaurant. Un smoking arrangé est toujours un smoking, et son port devient, au cours des années suivantes, le symbole de l’émancipation féminine, ainsi que l’accession des femmes à des rôles sociaux, politiques, et économiques équivalents à ceux des hommes. Ce qui n’empêche pas la chanteuse Françoise Hardy de se faire huer quand elle se présente en smoking à l’opéra, avant de faire sensation en portant cette pièce pour la cérémonie de Thanksgiving de la maison américaine Macy’s.

Robes et smokings féminins d'Yves Saint Laurent exposés au Musée d’Orsay (2022)

Le smoking est également une des pièces du vestiaire féminin haute-couture qui permet, davantage que nombre d’autres, de distinguer le style de la mode. Cette distinction, bien connue des aficionados de l’univers sartorial, peine parfois à affleurer dans un marché de la mode féminine bien souvent saturé. Le smoking est intemporel, ce qui fait de son usage une œuvre de style, et non de mode - “La mode, c’est ce qui se démode”, rappelait Jean Cocteau. Plusieurs personnalités féminines font du smoking le lieu d’une démonstration d’élégance, comme les actrices Lauren Bacall, Liza Minelli, Bianca Jagger, ou encore Catherine Deneuve. “Ce qui caractérise le smoking, c’est le fait qu’il soit à la fois masculin et féminin. Il vous fait vraiment vous sentir différente en tant que femme, et change votre attitude”, déclare cette dernière. 

Le smoking est désormais un incontournable de l’histoire de la mode au féminin, et offre un point de vue privilégié sur ses liens avec l’histoire sociale et esthétique. En 1975, le célèbre photographe Helmut Newton compose une série de portraits où la création de Saint-Laurent est portée par des mannequins à la coupe androgyne, rappelant par là le scandale des garçonnes des Années Folles. 

Et aujourd'hui ?

Dans l’univers sartorial, black tie ou white tie sont réservés à l’opéra, ou aux soirées qui les exigent. Il est difficile de se faire une idée de l’offre qui existe à l’égard d’un public féminin, mais nul doute que celle-ci n’existe que très peu hors de la grande mesure. Le smoking féminin est indéniablement remarqué lorsqu’il est porté, et je glisserais ici qu’il gagnerait à l’être davantage.

Laetitia Hedde portant un smoking Smalto vintage

Alors oui, le black tie ou white tie féminins sont repris du vestiaire masculin… Mais je vous avouerais, au terme de cette petite histoire, que je pense bien que c’est pour le mieux ! 

(1) Description du Smoking, dans le catalogue de l’exposition Yves Saint Laurent, par Farid Chenoune, Florence Müller, Jéromine Savignon et Bernard Blistène, exposition du Petit Palais-Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, 11 mars - 29 août 2010, Paris, éditions La Martinière, p. 142

(2) Expression citée par Séverine de Smet, dans son article “31 juillet 1966, le jour où… Saint-Laurent présenta Le Smoking”, in Le Nouvel Observateur, n°2594, Juillet 2014, pp. 79-81

(3) Yves Saint-Laurent, cité dans un article de Justine Picardie, “New York Doll”, in The Daily Telegraph, 10 décembre 2006

Photo de couverture : Laetitia Hedde portant un smoking Smalto vintage pour PG